Le bar se situe dans une rue sans charme, à l’écart du centre ville.

L’abord discret, se veut anonyme. La devanture est sombre, très sombre, la vitrine en verre fumé ne laisse rien voir à l’intérieur.

En entrant, on découvre une grande salle baignant dans une lumière tamisée à dominante rouge. Quelques néons blafards placés au raz du sol permettent de se diriger vers le bar au fond de la pièce. De nombreux orifices le long des plinthes crachent en permanence une fumée, un brouillard qui renforcent l’étrangeté du lieu. Le but de ce dispositif est de mucher chaque personne présente au nom de la discrétion et de l’anonymat. La température est douce. De petites enceintes aux quatre coins de la pièce diffusent une musique insipide, lénifiante. Six tables rondes poisseuses occupent l’espace. Chaque table peut accueillir quatre personnes au coeur de la brume.

Chacun est face à sa solitude.

On aurait pu imaginer un tripot clandestin, lupanar pour joueurs de poker grands fumeurs. Mais non, il n’en est rien, au centre de chaque table se trouve un puits d’une quarantaine de centimètres de diamètre qui s’enfonce profondément dans le sol à travers le plancher. Un torrent tumultueux bouillonne, gronde au fond de ces sombres abysses. Une seconde pièce jouxtant le bar accueille des boxes individuels équipés d’ordinateurs.

L’Etat a créé ce type d’établissement dans le cadre de sa politique de santé. Les plus grandes entreprises ont massivement financé ces programmes. En collaboration avec les informaticiens, de fins psychologues ont développé le concept suivant : intensifier, généraliser l’identification des humains au fonctionnement des ordinateurs.

Le but final est d’augmenter significativement la productivité. Ainsi, en cette période d’expansion numérique, les programmes informatiques rééducatifs visent-ils à restructurer la pensée humaine en mode strictement binaire.

Les ouvriers, les employés, les salariés doivent être performants, dociles, sans questionnement, ni état d’âme. De plus, dans ce contexte de déshumanisation, le désir est cadenassé, conditionné, exclusivement orienté vers la consommation. Les contacts humains se réduisent de plus en plus alors que de formidables outils de communication envahissent le quotidien.

Le protocole du projet est parfaitement réglé : la police repère très facilement, grâce aux réseaux sociaux, aux contenus des portables et des ordinateurs, les sujets à rééduquer. Elle signale ces individus à la justice qui déclenche la condamnation à l’obligation de soins. Le contrôle du suivi des condamnés s’effectue automatiquement via leur téléphone.

Dans ce bar, la thérapie consiste d’abord à exprimer, à déverser dans les puits toutes les pensées, les réflexions, les sentiments non conformes. Il est aussi recommandé d’y jeter les écrits, les objets en lien avec ces mauvaises pensées. Puis vient le temps de la rééducation, du conditionnement binaire dans les boxes grâce aux ordinateurs à disposition. Il faut parfois une bonne année pour obtenir un résultat.

Cependant, certaines de ces ombres errantes ont brusquement disparu sans laisser de traces. La police a enquêté suite à quelques dépôts de plaintes mais sans succès. Les médias ont pointé cette étrange situation mais sans pousser plus loin les investigations.

Joe Baldwin avait bien tenté d’éviter dans son entreprise les pires dégâts de ce mouvement numérique dévastateur. Commercial expérimenté, il aimait le contact humain, les discussions, les échanges. La cinquantaine passée, il était fermement opposé à la dictature des protocoles. Progressivement, il avait été isolé car trop rétif aux algorithmes informatiques. Malgré ses bons résultats, son intelligence vive, brillante, le couperet du licenciement finit par tomber. Vint ensuite le déclenchement d’une série infernale : chômage, divorce, fin des droits sociaux, déclassement, dépression, et enfin obligation de soins.

Fatigué, laminé, résigné, sous contrainte thérapeutique, il continuait de venir régulièrement dans ce lieu sordide sans constater le moindre changement.

Cependant, un jour, en sortant du bar, son regard bas et désespéré se pose sur un petit bouquet de campanules d’un joli bleu délicat, au pied de la sombre vitrine. La plante vivace s’était développée dans une anfractuosité du sol à la jonction du bitume et du soubassement.

Joe ressent alors un élan vital inédit. Son esprit, son âme se réveillent, se clarifient. Il voit la beauté, il redécouvre le plaisir, la joie de la réflexion, de la pensée.

Il rit.

Aussitôt, il fouille sa poche, saisit son téléphone. Il s’approche alors de la bouche d’égout toute proche et d’un geste vif, précis, jette cet objet de malheur dans la gueule ouverte.

Il est submergé par un sentiment de bien être et d’extrême légèreté.

Adieu, le bar de la Sérénité !

Il n’est plus seul, ni perdu.

Il va rapidement rejoindre les disparus du bar,

ses frères et soeurs humains entrés en clandestinité.